Chronique : Je suis une fille sans histoire, livre d’Alice Zeniter
Cette lecture est instantanément devenue mon coup de coeur du mois, et même de l’année pour l’instant. Il fait partie de ces livres pour lesquels il y a un avant et un après. Ce titre-là Je suis une fille sans histoire est drôle et intelligent. Sourcé et accessible. Important, facile, éclairant. Il m’a tellement marquée que j’en ai écrit la première chronique de ce site !
Des histoires et des récits
Le postulat de l’autrice est simple : nous baignons dans les histoires et les formes de récits, partout, tout le temps. Nous en connaissons les codes, en avons des références communes et ne repérons même plus toujours cette expérience quotidienne. Dès la première page de son texte, elle illustre cette idée avec le trajet en train durant lequel l’idée de ce livre serait née. Et ça fonctionne tout de suite parfaitement, on est happé, littéralement dès la première page.
L’annonce est faite : nous allons étudier les récits qui construisent une grande part de nos existences. Grâce à Alice Zeniter, nous allons bénéficier de ses outils, de ses réflexions (c’est elle qui l’écrit) et de clés de compréhension (c’est moi qui l’ajoute). Nous voici donc plongées dans un essai d’une centaine de pages, qui offre une approche unique de la sémiologie, de la narratologie et de la linguistique… sans être barbant !
De la (dé)construction de mythes fondateurs
Quelles sont ces histoires rabâchées ? Quelles sont les bases de notre société ? Notre socle commun ?
Quelques pages plus loin, Alice Zeniter fait de nouveau basculer mon cœur avec le partage de cette observation :
« Dans La théorie de la Fiction-Panier, l’autrice américaine Ursula Le Guin se demande comment notre civilisation de chasseurs-cueilleurs a pu devenir le berceau de récits qui ne parlent que des chasseurs. Elle met en balance le fait que la viande occupait une part minime de l’alimentation (entre 65 et 80% de la nourriture des humains était cueillie) et la place énorme occupée sur les parois des grottes et dans les esprits par les chasseurs de mammouth. Ce n’est pas parce que la viande était cruciale que les chasseurs se sont imposés, c’est parce que leur histoire était meilleure. Et c’est vrai que les récits de cueillette sont un peu délicats à construire. »
Vous l’aurez compris, cet article n’a absolument aucune visée objective, donc je peux vous dire qu’à ce moment-là, mon cerveau a explosé. Plus jamais je n’entendrai ce sujet préhistorique avec la même interprétation, plus jamais. En plus, mon féminisme s’en porte mieux. Cet exemple va servir de fil rouge à l’ensemble de l’ouvrage. Nous arriverons même à en rire, si si, parce que le ton de ce livre est incroyablement drôle. Intelligent et drôle. Apprendre en dédramatisant. Partager des connaissances en étant accessible. En conclusion, vous l’avez compris, je suis convaincue, persuadée, conquise.
Des schémas narratifs de l’écriture
Même ce brave Aristote à sa fameuse Poétique censée nous apprendre tous les éléments indispensables à une belle fable en prennent un coup, un coup justifié et argumenté, je précise. Il est ensuite logique de s’attarder sur le schéma narratif classique, c’est ici que vos cours du collège se ravivent dans votre esprit. Situation initiale, péripéties, point culminant, résolution… Vous vous demandez à quoi ça peut bien servir?
Réponse : ce sont de superbes prétextes pour réfléchir aux récits de notre quotidien, de notre culture : littérature, cinéma, toutes formes d’histoires. Des histoires avec des héros, plutôt que des héroïnes, des histoires d’hommes blancs, plutôt que d’hommes noirs. Notamment des histoires avec des personnages qui ont une quête, des aides, et des moyens qu’on est légitimement en droit d’interroger.
Je ne vous en dis pas plus, je vous glisse simplement ces détails orientés sur les caractéristiques de nos modèles aujourd’hui. Avant de vous informer que l’autrice ouvre dans la foulée un chapitre qui revient à nos ressentis, à ce que la lecture, les images, bref, les récits provoquent en nous. On arrive alors à ces questions : Pourquoi pleure-t-on pour des personnages ? Et comment accepte-t-on comme réelles les informations imaginées lors d’une fiction ?
Du storytelling de notre société
Maintenant qu’on a bien ri en disséquant la construction de nos histoires et été horrifié grâce au test de Bechdel et d’autres nouveaux repères, on réalise à quel point cette dynamique est intégrée à notre vie politique, par là j’entends, notre vie en communauté.
Les apports d’Alice Zeniter nous permettent de décrypter le fonctionnement des médias actuels (et plus anciens), elle nous donne des clés pour mieux comprendre les outils utilisés par les publicités, les journaux, et les personnes politiques de notre société. La lecture d’Une fille sans histoire devient d’utilité publique, définitivement engagée. Elle souligne le pouvoir des mots et des histoires en rappelant la responsabilité de ceux qui les manient.
Loin de nous laisser seules et bouleversées, l’autrice réussit l’exploit de nous faire rire en présentant sa bibliographie (je ne résiste pas au plaisir de partager cette page avec vous) et d’y conseiller ses références.
Et après le livre Je suis une fille sans histoire ? La scène.
Pour être exacte, je devrais plutôt écrire, avant le livre, la scène, puisque le texte a été construit à La Fabrique (Comédie de Valence) en octobre 2020.
La fabuleuse nouvelle de la fin de cet article arrive maintenant : nous pourrons vivre l’expérience seule-en-scène dans les prochains mois. Par exemple à Paris, au théâtre du rond-point en mai 2022 ou à la scène nationale Le grand R à La Roche-sur-Yon au printemps !
Quelques informations sur l’autrice Alice Zeniter
Née en 1986, a étudié et se consacre à l’écriture et à la mise en scène.
Après plusieurs romans, L’art de perdre, sorti en 2017 et Prix Goncourt des Lycéens marque une étape importante dans ses publications.
Ce titre mêle les questions de l’identité et des origines avec une famille kabyle, arrivée en France et considérée Harkis. Dense, généreux, encore une fois intelligent, il m’avait lui aussi encouragée au partage.
Une fille sans histoire, un essai par éditeur L’arche
La maison d’édition a publié ce livre en mars 2021 dans la belle collection Des écrits pour la parole. Elle en a fait un bel objet, dans un format agréable à lire et à feuilleter avec de superbes phrases en exergue en double page marquante.
La structure a été créée en 1949, d’abord en ouvrant la psychanalyse et la philosophie à une plus large audience. Elle s’est ensuite dédiée au théâtre et travaille encore aujourd’hui comme agence théâtrale.
Toute une moitié du monde aux éditions Flammarion
En septembre 2022 est sorti ce nouveau titre d’Alice Zeniter. Essai, réflexions, pensées de lectrice et d’autrice sur ce que l’on décrète comme roman, comme littérature. Elle explore nos récits de fiction en général et invite à faire intervenir d’autres personnages dans nos histoires. Un livre que j’ai hâte de dévorer !
Les derniers mots de cet avis-lecture
Vous l’aurez compris, cet essai drôle et intelligent méritait bien une chronique sur ce blog. Les questions de narration, de représentations et d’accessibilité m’animent au quotidien et guident les actions d’ABClivre au quotidien. Je suis sortie de cette lecture mieux équipée pour lire, écrire et accompagner, j’espère que vous vivrez aussi cette expérience et ses prises de conscience, avec humour, toujours !
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